Les moulins des Apprentis

LES MOULINS DES APPRENTIS

 

«Que tu sois jaune, rouge, noir ou blanc de peau ou d'idées, sois le bienvenu ici. Cherche avec nous, dans l'effort, l'amitié et le désintéressement tout ce qui peut nous unir et nous aider à construire, même en miniature, un monde meilleur». Cette phrase issue de la charte des Moulins des apprentis met en perspective l'intention inédite de Charles Chareille dans l'un des départements de la Nouvelle-Aquitaine : la Creuse.

 

Les moulins des apprentis, Edgard Lavaud, 1953.

 

Les moulins des apprentis est un document d'archives présent dans les fonds de la Cinémathèque de Nouvelle-Aquitaine. Le documentaire, filmé en 16 mm, réalisé par Edgard Lavaud et Pierre Lagane en 1953, propose l'histoire, de la construction à l'aboutissement, des moulins des apprentis près de Chéniers, dans la Creuse. Il s'agit du premier film des deux cinéastes. Le chansonnier Michel Balma est choisi pour composer et enregistrer la musique qui va servir de chant de ralliement. Pendant leurs vacances, de jeunes apprentis et des volontaires de tous horizons travaillent à la reconstruction des vieux bâtiments creusois qui deviennent rapidement des lieux emblématiques de solidarité et de convivialité. Marqué par le patrimoine creusois, le réalisateur Lavaud livre un deuxième film La Creuse, qui met en valeur ce territoire de Nouvelle-Aquitaine.

*

Fonds "Edgard Lavaud", Archives départementales de la Creuse

Les Archives départementales de la Creuse possèdent un fonds "Edgard Lavaud". Il rassemble plusieurs archives audiovisuelles, toutes proposant un regard sur le département creusois. On retrouve parmi les quinze pièces d'archives, des films, des copies de films et des bandes-sons, issus de plusieurs auteurs. Une certaine cohérence émane de ces objets d'histoire. Les films de Lavaux, Lagane ou Jonesco sont tous centrés sur les moulins des Apprentis en Creuse mais évoque aussi les activités des édifices à vent d'Europe à travers Via Mostar ou Jugoslavia.

*

La valorisation de ce type de documents est d'autant plus nécessaire qu'il constitue le témoignage direct de l'histoire sociale de la région concernée, ici le Limousin et plus particulièrement la Creuse.

 

LES STIGMATES DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE

 

Depuis septembre 1939, le monde vit dans une violence acerbe sans précédent : c'est la Seconde Guerre mondiale. Le 8 mai 1945 est proclamée la capitulation de l'Allemagne nazie et la victoire des Alliés. Ce conflit provoque un véritable choc pour toutes les populations impliquées directement et indirectement.

 

Le traumatisme est d'abord humain. Avec plus de soixante millions de morts, la Seconde Guerre mondiale reste l'un des conflits le plus meurtriers de l'époque contemporaine. À cela s'ajoute le traumatisme idéologique. La libération des camps de concentration et d'extermination met toutes les nations en émoi. Les idéologies autoritaires, notamment nazie, et leurs applications questionnent l'humanité. Des hommes et des femmes ordinaires peuvent devenir des tortionnaires, des assassins. Les événements de 1939-1945 cristallisent profondément les rapports entre les hommes qui semblent plus fragiles qu'auparavant. La science a également été source de dangers lors de la guerre. Les frappes américaines sur l’île nippone éveillent la dangerosité irréversible des progrès scientifiques. Les conséquences de la Seconde Guerre mondiale provoquent de multiples répercussions qui touchent la population, les soldats et les résistants dans leurs existences propres. C'est dans ce contexte que des projets vont apparaître dans le but de redonner de l'espérance aux personnes brisées durant cette période de combats.

 

Ancien combattant des Forces Françaises Intérieures, Charles Chareille est marqué par la Seconde Guerre mondiale. Ses activités en tant que résistant d'un maquis de la Creuse lui ont montré les folles atrocités de la guerre. Ainsi, peu après la défaite de l'Axe, le vétéran a l'intention de mettre en place un vaste programme pacifique, spécifiquement destiné à la jeunesse. Le but consiste à créer, au sein de la vallée de la Petite Creuse, un centre de rencontres amicales où la transmission des savoirs techniques et artisanaux prime. Il s'agit pour l'ancien capitaine du maquis creusois de mettre en valeur la fraternité des hommes mise à mal lors des événements meurtriers de 1939-1945.

 

LE PROJET DE CHARLES CHAREILLE

 

Au début des années 1950, Chareille dit «Tonton» décide de mettre un place son projet expérimental. C'est le site, hautement symbolique pour le créateur, du moulin du Piot qui est choisi pour l'accueillir en 1952.

 

Le moulin du Piot, Les moulins des apprentis, Edgard Lavaud, 1953.

 

La réalisation des travaux s'annonce délicate. Les moulins ne manquent pas dans la Creuse ; ils sont tous quasiment abandonnés. Pour convenir à une certaine idée de confort, Chareille mène un véritable chantier. Il doit fournir des plans pour

accueillir des dortoirs, des cuisines, des ateliers et des bureaux. Sous son égide, et celles de professionnels volontaires, ils construisent également des routes pour favoriser son accessibilité. Avec une croissante affluence et de grands moyens, les ruines, prises dans la végétation, font place à des bâtiments sains et structurés.

Outre la reconstruction et la transmission des savoirs ouvriers, Charles Chareille veut montrer que la paix peut passer par une meilleure connaissance des peuples. En effet, le Moulin de Piot génère un flux inédit de personnes et accueille les jeunes volontaires, issus des nations d'Afrique, d'Asie, d'Europe et des Amériques. Il s'agit là, d'une véritable colonie estivale, où toute cette population participe à l'élaboration et à la construction des diverses structures. Cette

communauté permet aussi à Chareille et aux autres professionnels de livrer leurs savoirs artisanaux aux générations futures. La culture de l'artisanat se retrouve dans une situation délicate au sortir de la guerre. Alors, les moulins deviennent un vecteur de partage dans le but de sauvegarder les techniques de métiers qui tendent à être désuets et finissent par disparaître. La transmission semble essentielle au sein de ce projet amical. Dans cette continuité, Charles Chareille s'empresse d'ouvrir un musée permanent de l'artisanat, au sein du site du Piot. Cette valeur departage est d'autant plus palpable lorsque le réalisateur parcoure le réfectoire où tous les participants se réunissent. La fresque d’Yves Derval, peintre et dessinateur poitevin, est le signe de la cohésion, de la paix. Elle renforce l'état d'esprit des moulins, qui tend à faire naître une nouvelle société jeune, modelée et enrichie grâce aux représentants des anciennes générations.

 

La fresque de la Grande Salle, Les moulins des apprentis, Edgard Lavaud, 1953.

 

Finalement, les moulins des apprentis croissent dans la Creuse puis deviennent un exemple de fédération autour de la paix. L'idéal utopique de Charles Chareille a su se démarquer et s'est pérennisé durant quelques décennies. Il faut ajouter que les moulins des apprentis ont connu une célébrité notoire grâce aux soutiens de nombreuses institutions et entreprises, notamment les chambres des métiers françaises, qui participent à valoriser les activités. Les entreprises artisanales, elles, sont solidaires avec Charles Chareille. Elles n'hésitent pas à financer les travaux les plus coûteux et envoient, à plusieurs reprises, des professionnels, des apprentis et des machines pour les réaliser.

Au cours du mois d'août, les participants organisent une fête afin de financer les travaux et d'obtenir des nouveaux fonds. Parmi les festivités, un défilé de toutes les délégations, des événements folkloriques et des prestations organisées par le groupe associatif telles que : courses de moto-cross, démonstrations de cirque, danses folkloriques, ballets, bals... En plus de générer une fréquentation inédite, 5000 à 6000 spectateurs chaque année, on peut y admirer les cultures d'autres pays s'exprimant à travers les divers spectacles. Le film fait écho à la préparation de cette grande manifestation. Cet événement est propice à la construction d’édifices de fortune, comme une passerelle, faite de poteaux en bois abandonnés par les PTT, permettant aux visiteurs de découvrir l'avancée des travaux tout en se livrant à une complicité avec les organisateurs.

 

La construction d'une passerelle, Les moulins des apprentis, Edgard Lavaud, 1953.

 

MISE EN VALEUR DU PATRIMOINE

 

Alors que les travaux du moulin du Piot sont achevés, les organisateurs et les jeunes bénévoles développent le programme sur tout le territoire creusois. Grâce à la volonté des jeunes hommes et des jeunes femmes, les moulins creusois sont réhabilités au

profit du dessein fraternel de Chareille. Plus d'une vingtaine d'autres moulins, destinés aux apprentis, sont reconstruits et restaurés, tels que le moulin de Ténèze en 1955, le moulin Joly en 1957, don d'un éditeur parisien séduit par les activités de «Tonton» et Malval, inauguré dès 1958. Le succès du projet de Chareille vise alors à la réfection de ces structures, qui se transforme petit à petit en une mise en valeur du patrimoine.

 

 

De gauche à droite : le moulin Tenèze et le moulin Joly, Les moulins des apprentis, Edgard Lavaud, 1953.

 

La cohabitation hétéroclite des participants est d'autant plus soulignée par les constructions réalisées. Ce sont des milliers de jeunes, issus de plus de quatre-vingt nationalités, qui sont arrivés aux moulins pour participer à leurs reconstructions. Afin d'éveiller un sentiment multiculturel, les apprentis soutenus par les professionnels sont invités à créer des bâtiments représentant leurs nations. Parmi les exemples remarquables

: le pavillon allemand construit à Piot, en vieux poteaux et comportant deux grandes salles superposées qui accueillaient une présentation d'animaux naturalisés et une salle d'exposition ; le pavillon du Maroc, composé d'une maisonnette carrée, typiquement dans le style des constructions maghrébines avec des fenêtres et des portes en éléments marocains ; le pavillon de l'Espagne (1956) et le pavillon de l'Espéranto (1958). Cette construction au nom d'une langue universelle vient renforcer l'esprit communautaire des moulins. Ainsi, la célébration de la culture espérantiste devient nécessaire dans les environs de Chéniers. Ce pavillon est destiné à accueillir le couchage des jeunes filles.

 

Cette mosaïque architecturale vise à un décloisonnement des cultures et permet d'appréhender l'Autre dans un climat serein et amical.

 

Un autre signe d'une mise en valeur du patrimoine local est ancré dans le documentaire. Les tapisseries des liciers d'Aubusson ornent les murs des bâtiments construits par les jeunes. L'élévation d'édifices utiles à la vie quotidienne des jeunes, ici un nouveau réfectoire, est l'occasion de faire connaître à tous le patrimoine du territoire. Le film profite de l'occasion pour célébrer la tapisserie qui tire sa renommée des ateliers d'Aubusson ou de Felletin. Les participants sont alors sensibilisés aux savoirs-faire qui fondent l'identité de la Creuse.

 

L'accrochage d'une tapisserie d'Aubusson, Les moulins des apprentis, Edgard Lavaud, 1953.

 

Les habitations, de nouveau utilisées, servent le discours de «Tonton». S'appuyer sur les images du film est un moyen intéressant dans la mise en valeur du patrimoine architectural et historique de la Creuse. Le paysage de Chéniers et de ses alentours se transforme. Plusieurs édifices tels que les moulins rénovés, les grandes salles ou les logements cosmopolites révèlent les techniques et les savoirs-faire de l'artisanat employé. Soucieuse de préserver et de sauvegarder ce patrimoine local creusois, la commune décide d'acquérir les sites en 2008.

 

LA FIN DES MOULINS 

 

Malgré le succès du concept, il s'essouffle à partir des années 1980. Charles Chareille vieillit et lorsqu'il décède, les activités des moulins ralentissent et s'arrêtent. Les sites connaissent et des difficultés financières et une succession de repreneurs ; parmi eux, l'Association des Amis du Moulin du Piot. Les membres de l'assciation maintiennent les valeurs des Moulins et sont en charge de renouveler la mémoire du travail de Chareille et des nombreux volontaires qui ont œuvrés dans cette expérience creusoise.

 

Le moulin du Piot, le plus important, jouit toujours d'une certaine célébrité dans les mentalités locales et nationales. Tous les ans, Chéniers accueille les concurrents de la

«Mad Jacques», une course qui consiste à rejoindre le village de Creuse en stop le plus rapidement possible. Le site de Piot devient alors une des places de réunion où se déroulent des manifestations joyeuses. Par bien des aspects, cette ambiance festive rappelle l'identité amicale et pacifique de l'époque de «Tonton».

 

 

Le récit cinématographique que proposent Lavaud et Lagane est une belle approche de la réunion annuelle de Cheniers. L'œuvre émouvante et fraternelle des Moulins des apprentis y est dépeinte de façon documentaire. On découvre les prémices du projet, sa construction et son succès. L'écho est tellement grand que d'autres structures émergent en France (à Niort, en Ille-et-Vilaine, en Essonne, dans l'Hérault, dans la Meuse, en Savoie, en Lorraine, dans les Alpes...) et dans le monde, notamment au Maroc, en Allemagne, en Bosnie-Herzégovine. Les nombreux édifices, conçus par des bénévoles, sont encore visibles mais c'est le moulin de Piot qui est le plus important. Il devient un symbole d'amitié et remémore le souvenir de l'intention de Charles Chareille, celle de fonder un monde nouveau et pacifique.

 

BIBLIOGRAPHIE

 

-BEAUPRE Nicolas, ROUSSO Henri, Les grandes guerres, Paris, Belin, 2014.

 

-BARRIÈRE Jean-Paul, La France au XXème siècle, Paris, Hachette, 2013, pages 85-87.

 

-«Fonds Edgar Lavaud», Archives départementales de la Creuse, 2009.

 

-FROSSARD Henri, Il a suffi d'un moulin, Blainville-sur-mer, L'Amitié par le livre, 1966.

 

-www.amis-moulindepiot.org

 

-www.fondation-patrimoine.org/les-projets/moulin-de-piot-de-cheniers

 

© Cinémathèque de Nouvelle-Aquitaine